Je rêvassais quand mon regard s’est posé sur deux humains.
La période juin juillet était bénie pour les lève-tôt. David¾l’ado métis¾et S.¾le gamin trentenaire ¾se levaient avec le sentiment de s’être réveillés trop tard. Mais il n’était que 7 heures ! S. a eu donc du temps pour se plier et se déplier comme un canapé yoguique. Du temps, aussi, pour rompre le jeûne nocturne sans presser la grand-mère qui revenait sur l’histoire de la vie de leurs aînés. Son premier mari avait grandi dans un milieu orchestré par des instituteurs. Elle-même aurait suivi des études avec plaisir, mais sa mère était contre. Tu dois t’occuper de tes quatre frères ! Eux feront des études ! Sa mère était décédée en 1996 à 91 ans et ne s’est jamais excusée auprès de sa fille. Elle n’en a jamais eu l’intention, d’ailleurs.
Les humains ne lisent pas assez les signes de la vie. Je leur en envoie pourtant ! Je les camoufle peut-être trop. Mais j’aimerais qu’ils décèlent, tout seuls, parmi les faits anodins de leurs vies, ceux dont la lecture peut les guider.
Leur
grand-mère les a accompagnés à travers la forêt. Ils ont quitté d’abord
le village et dit adieu aux fermes isolées. Il y avait très peu d’humains
dans ce paysage. Des vaches, des chevaux, des poneys, des biches captives, et le
train de 8 heures trente qui passait. La pluie les a félicité à l’orée de
la forêt, sur le « chemin du roi », celui de Clèves. Les hautes
branches les protégeaient pendant qu’ils marchaient en silence. La pluie et
l’humidité donnaient de l’écho aux odeurs. S. poussait le vélo de Oma[1]
sur le chemin de sable royal, Oma marchait sur le côté en faisant attention de
ne pas tomber, et David essayait de les rattraper en courant. Le ballon dont il
avait la charge avait tenté de s’enfuir dans un fourrée. Le bois derrière
eux, la pluie a cessé. Les crépitements sur les feuilles ont été remplacés
par le grondement des voitures. Le chemin du roi s’arrêtait là. A sa place,
une récente branche d’autoroute aspirait la main-d’œuvre de la campagne
« dortoir » pour la réingurgiter dans toute la Hollande. La grand-mère
a donné sa bénédiction aux petits-enfants. Ils ont longé le gazon d’un délicat
relais de la compagnie de pétrole « Total », puis franchi un fossé
à fond sec et un petit grillage de 1 mètre de haut. Ils se sont retrouvé sur
le réseau des autoroutes européennes.
Ils ont déposés
leurs sacs bien en vue à côté de la porte avec un joli écriteau qui
indiquait la sortie méridionale des Pays-bas : Breda. Ils étaient mal
venus. Le très solide employé de la « Benzine-Pompe »les a abordé
avec une attitude ambiguë.
¾ Vous n’avez pas le droit de faire du stop
ici ! Vous devez en faire à la sortie de la station !
¾ C’est aussi votre intérêt que l’on
parte le plus vite possible !
¾ Dégagez de là !
¾ D’accord, d’accord !
Les deux
voyageurs se sont débarrassés de lui grâce à leur réponse complaisante.
Mais ils n’ont pas bougé, ce qui a provoqué les gesticulations de Bonhomme
à sa caisse.
¾ Il n’a aucun droit de nous chasser !
C’est impossible d’interdire un espace public à des piétons qui ne
présentent de danger pour personne ! Mais pourquoi cet employé nous
agresse-t-il ? Quelles comptes intérieurs règlent-il de cette manière ?
Pense-t-il améliorer son chiffre d’affaire en éloignant les auto-stoppeurs
du regard de ses clients ? Ou veut-il montrer qu’il est le capitaine à
bord ?
En attendant les
automobilistes, et pour s’ébrouer du micro-climat agressif apporté par
l’employé, les garçons se sont mis à s’échanger le ballon rebondissant.
Ils étaient protégés de l’arrosage de cette partie de la planète par le préau
prévu pour les assoiffés d’essence. Leurs mouvements et leur jeu avec le
ballon a crée une bulle de gaieté qui a fait bouillonner de plus belle le
responsable de caisse.
¾ Vous n’avez pas le droit de jouer ici !
Je vais appeler la police !
¾ Appelez-la !
¾ Je vous ai demandé de quitter les lieux !
¾ Nous arrêtons de jouer au ballon !
Ils ont arrêté
leur jeu¾jouaient-ils
avec le ballon ou avec les nerfs du patron ?¾
pour se consacrer aux intentions logistiques des automobilistes isolés. Un
jeune commercial les a pris en exprimant son plaisir. Une collègue l’a appelé
et a exprimé sa peur quand il lui a raconté qu’il avait pris deux
auto-stoppeurs. Il démarchait pour une société française et a avoué à ses
invités qu’il ne ferait pas ce job toute sa vie. « Mais, vous savez, je
gagne bien ma vie ! ». Il se rendait à Amsterdam pour changer de
voiture. Il n’a jamais fait de stop : « je ne suis pas avide
d’aventures ! ».
Chaque personne
rencontrée lors de ces furtifs moments d’auto-stop, dans un laps d’ étincelle,
renvoie à l’auto-stoppeur et peut-être au conducteur une image de lui dans
le passé ou, le plus souvent, dans un futur possible.
L’être des
humains est obligé de se travestir pour s’exprimer. Tous les langages sont
des déguisements qui les déforment. La conversation entre eux se faisait en
anglo-hollandais. Questions de S. en anglais ou en hollandais et réponse en
hollandais. Ils se sont quittés dans une grande station avant la ville d’Utrecht
après avoir passé trente minutes ensemble.
Le personnel de
la station n’a pas réagi cette fois aux excès de ces enfants de la balle. Un
des caissiers leur a même proposé du café. Bêtement, S. a refusé et a coupé
ainsi le contact avec un inconnu désireux de témoigner sa solidarité.
Tous les
automobilistes allaient à Amsterdam. Une heure trente s’est écoulé et les
chasseurs de charter ont commencé à observer leur très bonne carte.
Pouvait-il y avoir, sur cette route, des gens qui se dirigeaient vers Breda ?
La réponse était étrangement évidente : non ! Il n’y avait
presque pas eu d’entrée sur l’autoroute depuis la bifurcation vers le sud.
Seuls ceux qui se rendaient au sud de Utrecht auraient pu les décoincer. Mais
cette destination était linguistiquement difficile à formuler. Elle était
trop précise, et déjà difficile pour des non-géographes francophones :
« Continuez-vous, par hasard, vers le sud de Utrecht ? » S. se
sentait incapable de la traduire en néerlandais et a rechigné, pudique, à
refroidir le contact en utilisant la langue des maîtres du monde. Une fois que
le contact est établi, parler anglais redevient un vecteur de communication.
Mais il est tellement plus respectueux de s’adresser à un autochtone dans sa
langue !
Seuls les ânes
s’obstinent. Les gars au ballon ont changé alors de stratégie. Ils ont décidé
de faire un « détour de Hollande »en fonçant vers la côte et en
suivant l’autoroute côtière. Ils ont repris leur avancée à reculons avec
un directeur d’école. Le directeur devait être dans la ville de Gouda 45
minutes plus tard. Dav et S. ont appris qu’il était déjà 15 heures alors
qu’ils n’avaient pas avancé d’un kilomètre vers la France ! Ce
directeur n’avait pas de classe à sa charge et trouvait¾donc¾ que travailler avec des enfants était un très
beau métier. Il avait l’habitude de galvaniser les troupes enseignantes !
Ils évoquent la peur et le danger dont les automobilistes se drapent pour
justifier leur vœu de solitude. Derrière cette peur, il y a le « ik,
ik, ik[2] »(prononcer
ék, ék, ék). Ils font une retraite à chaque fois qu’ils prennent le
volant. Enfin seul !
A partir de la
station de Gouda, Les deux explorateurs ont pensé avancer par sauts de puces de
pompes en pompes. Il en restait un quart de vingtaine jusqu’à la frontière.
Quatre automobilistes solitaires ont convergé à ce moment vers la caisse. Ils
ont été observés à travers des jumelles de Borgès, ses yeux qui effleurent
d’autres réalités. Quel est cette personne qui dans un instant acceptera
de nous prendre ? Pour éviter une contagion de refus, il faut les
interroger un par un. Pendant que l’un d’eux est affairé près de son réservoir,
pendant qu’un autre va à la caisse, puis le troisième en revient. Dispatcher
les interviews pour que chacun ait un sentiment d’exclusivité. S. a abordé
le plus austère, un quinquag’ qui ressemblait à un courtier d’assurance.
La mine grognonne, la voiture gris-mauve. Surprise, il a accepté ! Leur
Hollandais type¾il était maigre, arborait petite moustache et
travaillait effectivement dans les assurances¾,
s’était remarié avec une femme d’origine turque ! Alors qu’il
passait ses vacances avec sa première femme et sa caravane dans le sud de l’Europe
occidentale, il accompagnait maintenant sa nouvelle et leurs enfants dans
l’ennuyeuse Ankara ! Meneer[3]
a rallongé un peu son trajet pour les déposer à la sortie de Rotterdam. Un
seul hic, la pompe était en panne ! Il y avait seulement un Macdo’ et
des voitures de machouilleurs avec chacun des uniformes différents. Ils se
trouvaient à la sortie du plus grand port du monde. Le port de tous les
trafics, légaux et non encore légaux. Ils ont essayé de décoller à la
sortie de l’aire entre deux flux qui entraient sur l’autoroute. Peine perdue :
les voitures roulaient trop vite et ne savaient pas où s’arrêter. Il
faut être expérimenté pour la cueillette de l’auto-stoppeur ! Désabusés,
ils ont reflué vers le parking. Une voiture les a klaxonnés. Un couple de
blacks les emmèneront jusqu’à la frontière dès qu’ils auront fini leurs
hamburgers. La croisière leur a été agréable. Ils étaient soulagés de l’étape
« Hollande », l’allure était douce, comme il était si rare sur
les autoroutes, et elle a comploté avec l’embouchure du grand Rhin pour
hypnotiser les Français pendant les deux minutes de traversée du pont. Les
deux blacks conversent ensemble en espagnol ! Cette région semblait limitée
à trois « lingua franca » ¾
ces langues intermédiaires qui servent d’intermédiaire à des inconnus ¾ :
le néerlandais, le français et l’anglais. D. et S. se sont évadés de ce
contexte grâce à cette fenêtre sur l’hémisphère sud.
Ils ont presque
fait une boucle en Hollande : de la frontière allemande à la frontière
belge en passant par Rotterdam et en ne prenant que des autoroutes.
Hazeldonk était
le nom de la grande station de la frontière belgo-néerlandaise. Il était
environ 19 heures et elle était bondée. Un Hollandais leur a déclaré qu’il
allait presque jusqu’à Gent. Il travaillait comme inspecteur technique
pour le port de Rotterdam et parlait un français assez rude. Il habitait dans
cette poche néerlandaise coincée entre l’estuaire de l’Escaut et la région
d’Anvers. Il se montrait très protecteur et assurait qu’il connaissait un
bon endroit sur la route de Paris. Une averse mâle a nettoyé Anvers au moment
où S. et D. se sont retrouvés sous un pont de la rocade d’Anvers, juste après
le tunnel Kennedy qui passe sous l’Escaut. Anvers,
Kennedy, Escaut. Des
repères spatiaux avec des noms presque vivants. Il y avait trois voies, une
file ininterrompue de camions sur celle de droite et les mille-pattes libéraient
des nuages d’éclaboussures. Les deux vadrouilleurs avaient à affronter une
situation très délicate faute de lucidité. La qualité du lâchage de
l’auto-stoppeur détermine en grande partie ses progressions ultérieures. Ils
n’avaient pas eu la force morale de demander au conducteur de les laisser dans
la première et petite station belge, bien avant Anvers. Les zerreurs, ça
s’paye cash ! Ils ont hésité à longer l’autoroute sur le bas-côté
herbeux, pour rester le plus près possible de leurs convoyeurs. Mais une
dizaine de mètres dans les broussailles les a convaincus des risques pris à
trop jouer avec l’humidité. Ils sont revenus tristement sur la bretelle de
sortie. A nouveau ils ont pris la direction opposée à Paris. Quelques
centaines de mètres plus loin, ils ont pu rejoindre la bretelle d’entrée et
ont tendu le pouce. Un brave Hollandais s’est arrêté presque aussitôt et
s’est proposé de les emmener jusqu’à la ville au joli nom de Sint Niklas.
Les auto-stoppeurs n’ont pas fait attention à cette possibilité offerte par
le voyage. Ils ont préféré aller tout droit. Vers le connu. Qui a jamais
accepté d’être détourné ? Ces humains n’ont pas une boussole, dans
l’âme, mais un pilote automatique !
Ils prenaient
leurs repères depuis quelques minutes dans une nouvelle station service quand Dérik,
un flic belge au visage étonnamment malicieux et chaleureux a accepté de les
emmener à l’autre bout de la Belgique, à 70 kilomètres. Il travaillait avec
les petits délinquants. S’il s’était rendu au boulot en vélo, il aurait
été remboursé 10 cents le kilomètre. En voiture, le temps qu’il mettait le
matin et le soir était compté comme temps de travail. Il avait aussi 72 jours
de vacances ! S. a découvert que le néerlandais n’est pas une langue si
« inutile » ! Le flamand en est très proche ! Le
flamand/néerlandais est la cinquième langue¾dont
la sienne¾qu’il a réussi à « suivre ».
Il écoutait et le sens se faisait jour en lui « directement ».
S’exprimer était plus difficile mais il était possible d’encourager par
des petits mots ! Il suivait peut-être un tiers du gai babillage de Dérik.
Heureusement que celui-ci parlait abondamment, en enveloppant ses phrases dans
des mots différents. Cela lui permettait de reconnaître des expressions, de
deviner plus de sens. Il a ainsi appris que Dérik recueillait régulièrement
des stoppeurs entre Anvers et Courtrai, au cœur du p’tit frère du
Paris-Istambul, le Paris-Amsterdam. Son signalement : cheveux courts et
noirs taillés en bol, traits fins et joues rondes, visage rasé, sourire enjôleur
et un corps athlétique. Rentre du travail en short, à des horaires variés.
Nom de la station à Anvers : Q8.
A Courtrai, un
ouvrier qui faisait des spaghetti les a emmené à la frontière. La veille, il
avait dépanné trois Polonais qui étaient restés coincés là pendant trois
heures. L’ouvrier au visage bronzé et aux cheveux longs les avait replacé
sur le bon chemin, dans une grande station après Lille. Malgré cet omen, ils
choisissent la frontière. Tôt ou tard passe quelqu’un qui va à la capitale
et qui comprend qu’une discussion avec des inconnus peut être intéressante.
Un couple d’Américains est déposé peu après eux. Des problèmes d’argent
les ont poussés à pratiquer cet art de voyager. Eux ont longtemps attendu à
Amsterdam. Ils ont reçu quelques recommandations de la part des auto-stoppeurs
autochtones. Les auto-stoppeurs sont presque toujours méfiants à l’égard de
leurs confrères. Comme s’ils n’étaient pas des confrères mais des
concurrents ayant honte de l’être. Le plus souvent, ils s’évitent !
Ils n’aiment pas voir d’autres « orphelins » cherchant à se
faire « adopter ». Ils ne veulent pas quitter l’illusion d’avoir
été les seuls « élus ».
Les derniers
arrivés se placent derrière. Mais le couple américain est parti en premier !
Ils ont peut-être été impatients et sont montés dans la voiture d’un
Lillois qui les aura déposés à 20 kilomètres de la frontière dans des
conditions moins favorables qu’ici. Même s’il n’y avait plus de douane,
les automobilistes ralentissaient et avaient le temps d’apercevoir les yeux
derrière les pouces levés. De faire confiance ou non. Deux jeunes filles exténuées
par un aller-retour Paris-Amsterdam en deux jours se sont offertes à les
transporter. Elles avaient aussi beaucoup fumé dans la capitale des coffee
shop. Les paupières de la conductrice papillonnaient et ses yeux étaient comme
bridés. Sa compagne récupérait de son côté, silencieuse. D. et S. sont restés
une vingtaine de minutes silencieux, comme hypnotisés par cette conduite
d’automate. Comme souvent dans le nord minier de la France, les crépuscules
embrasaient les regards. Les passagers ont les yeux libres, aussi. Libres de se
reposer sur ces couleurs si chaudes. La voiture filait à 170 kilomètres/heures
et se faufilait entre le rail de sécurité et les camions qui se doublaient dès
que l’occasion se présentait. La conversation s’est enfin élevée, et les
kilomètres jusqu’à la station de Compiègne ont fondu dans la douceur qui
sied au salon de dames.
Il faisait nuit
à 100 kilomètres de Paris. L’atmosphère y était moins paisible qu’en
Hollande. Les voitures empestaient plus. Le conducteur d’une immatriculée
belge les a rassuré au bout d’une demi-heure de quête. Thierry a 38 ans et
il a dénudé sa vie devant ces témoins d’un instant. Il avait longtemps
couru après l’argent de la vie et il avait compris une chose. Tricher faisait
partie du jeu, même si les tricheurs les plus forts interdisaient de le faire
aux autres. Il associait une certaine honnêteté à de la soumission. Il
faisait des affaires avec des copains. Ces affaires s’appuyaient sur des
failles et des incohérences financières pour créer des bénéfices. Un Français
résidant en Belgique et qui avait un permis de conduire belge ne perdait pas de
points quand il faisait un excès de vitesse en France. Il pouvait décompter la
TVA de tout ce qu’il achetait. Thierry et se amis étaient à la fois employés
par des sociétés belges et françaises. Ils étaient français en Belgique et
belge en France. Une de leurs affaires : ils envoyaient par correspondance
des CD vierges à des acheteurs français qui avaient payé sur internet. Pas de
TVA en Belgique. Il existait aussi des « passeurs de TVA » au
Luxembourg qui permettaient de gagner de l’argent sur un produit qui sortait
de France et y revenait contre une commission. L’un de ses collègues avait même
travaillé comme expert au fisc. Ils avaient su former une équipe complémentaire.
Ce qui plaisait
à D. avec Thierry, c’est qu’il s’amusait. Thierry semblait d’ailleurs
très heureux de vraiment développer son imagination et son astuce dans son
quotidien. Il leur avait déclaré tout de suite que lui et ses partenaires
allaient trois fois par semaine à Bruxelles et qu’ils se feraient « passeurs »avec
plaisir.
Pendant qu’ils
s’entretenaient ainsi, le flux d’automobiles a ralenti. Un petit véhicule
vert émeraude était coupé en deux sur le bord de la route et des secouristes
essayaient de désincarcérer quelqu’un. Il ne s’agissait pas de la voiture,
de couleur orange, des deux jeunes filles. Cette vision a vite été évacuée
de leur conscience. D’autant plus que leur conférencier n’avait pas ralenti
son débit verbal. Officiellement, en France, Thierry était chômeur. Il
faisait un travail fictif de quatre mois pour une société que lui et ses
partenaires contrôlaient. Ils payaient les charges et ne versaient pas des
salaires déclarés de 20 000 francs par mois. Les Assedic ensuite prenaient le
relais. Son conseiller à L’ANPE trouvait d’ailleurs qu’avec sa tournure
d’esprit et son dynamisme, il aurait du créer une entreprise !
¾ Non, non ! Qu’est-ce que vous pensez-là !
Je ne comprends rien aux chiffres et à la paperasserie !
Ses amis, qui
avaient commencé plus tôt que lui dans ce domaine vivaient très largement
mais ne trouvaient pas le bonheur pour autant. Thierry ne comprenait pas leur
engouement pour les Porches et les biens matériels. Lui se contentait de louer
des voitures quand il en avait besoin. Il se souvenait avoir éprouvé du
plaisir en achetant quelque chose entre vingt et vingt-quatre ans…Son échappatoire,
c’était les voyages et le dépaysement. Même si les possibilités
d’affaire le rattrapait vite. Au bout d’un mois de Thaïlande, il avait
rempli quatorze containers de bois de teck. Apprendre à faire feu de tout
bois… Ses activités demandaient de la souplesse intellectuelle ! Sa vie
faisait penser au « Grand Combinateur »Ostap Bender, ce héros de
imaginaire qui ridiculisait ses contemporains dans l’URSS des années 20 et 30[4].
Mais Thierry ne lisait pas ! Pas le temps ! Et on devinait qu’il
trouvait bien le temps de communiquer avec des inconnus, le temps de bavarder
avec ses collègues, ses proches…
Ils se sont quittés
au métro La Fourche en échangeant leurs prénoms. Thierry avait promis de
communiquer son adresse, mais quelque chose l’a retenu…et ses confidents ne
lui ont rien demandé. Il existe des rencontres qui laissent rêveur…
Une journée dans
la vie de deux apprentis. Des sourires, de la haine, des destins, de la
sollicitude, de la solidarité, de l’espièglerie, de la mort…